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Avr
2024
Elaborer une stratégie de gouvernance des données géographiques : Témoignages de professionnels (Table Ronde 1/2)
La mise en place d'une stratégie de gouvernance des données géographiques représente un défi majeur pour de nombreuses organisations.
Dans cet article, nous évoquerons les bénéfices d’une gouvernance efficace des données géographiques, tout en examinant les étapes nécessaires à la mise en place d’un tel projet. De l'inventaire initial des données géographiques à l'évaluation continue de la stratégie de gouvernance, en passant par l'assignation des rôles et des responsabilités de chacun, nous explorerons les éléments clés de cette démarche.
Cet article s’appuie sur des témoignages d’experts, recueillis lors de la "Table ronde autour de la gouvernance des données géographiques" organisée par Isogeo aux GéoDataDays de Reims (13/09/2023). Nous remercions chaleureusement :
- Amélie MOLLE, Directeur Technique - CTO (Etablissement Géographique Interarmées)
- David JONGLEZ, Business Development Director (ESRI France)
- Gaël SAMIER-TROALEN, Cartographe (CD94 Val de Marne)
- Hervé HALBOUT, Consultant SIG (Halbout Consultants)
- Isabelle DUYME, Cheffe du service SIG (Communauté Urbaine du Grand Reims)
- Jérôme DESBOEUFS, Data Engineer - Fondateur (Living Data)
- Michel GRAMONT, Responsable d’Unité Fonctionnelle (Métropole Européenne de Lille)
- Pierre MUCKENSTURM, Administrateur SIG (Communauté Urbaine du Grand Reims)
Qu'est-ce que la gouvernance des données géographiques ?
Aujourd’hui, il est fréquent d'entendre parler d’un “besoin de gouvernance” au sein des organisations, sans pour autant que les équipes mobilisées en saisissent pleinement la signification. Ce manque de compréhension généralisé se traduit par de nombreux projets fragmentés et désorganisés, qui ne traitent pas tous les aspects liés à une bonne gestion des données géographiques.
Aussi, pour mettre en place une stratégie de “gouvernance des données géographiques” efficace, il est essentiel de commencer par établir une définition précise de ce concept.
Selon Amélie MOLLE, Directeur Technique - CTO (Etablissement Géographique Interarmées), la gouvernance des données géographiques est “la mise en place d'un ensemble de process, de rôles, de règles, de métriques et de normes qui permettent surtout d'assurer une utilisation efficace et efficiente de la donnée à tous les niveaux.”
Nous proposons une définition assez similaire, formulée dans notre "Livre blanc sur la gouvernance des données géographiques" (édition 2021) :
“La gouvernance des données géographiques est une procédure (méthodes, règles, structures) qui établit et clarifie les rôles et responsabilités (production, mise à jour, diffusion) de chacun des acteurs (publics, privés, individuels), par rapport au patrimoine global de données géographiques sur un territoire d’action donné.”
En d'autres termes, la gouvernance des données géographiques doit permettre aux organisations de répondre facilement aux questions ci-dessous. Côté rôles et responsabilités :
Côté données :
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Quels sont les bénéfices d’une gouvernance efficace des données géographiques ?
Une fois que la gouvernance des données géographiques est clairement définie, il est nécessaire de saisir les avantages qui en découlent.
“La gouvernance des données est un cadre pour fiabiliser la donnée, la sécuriser, revoir les processus de diffusion et d’exploitation...” Michel GRAMONT, Responsable d’Unité Fonctionnelle (Métropole Européenne de Lille)
“Il y a plusieurs enjeux : il faut assurer la qualité de la donnée, garantir sa disponibilité, optimiser sa fraîcheur, faire en sorte qu’on ait toujours la dernière version de la donnée, qu’elle soit complète et que l'utilisateur ait confiance en cette donnée.” Amélie MOLLE, Directeur Technique - CTO (Etablissement Géographique Interarmées)
Les bénéfices majeurs de la gouvernance des données évoqués lors de la table ronde incluent :
- l’amélioration de la fiabilité et de la qualité des données : elles sont enrichies, à jour, documentées, conformes aux normes établies, traçables, et par conséquent prêtes à l’emploi.
- la sécurisation des données : les données sensibles sont protégées contre tout accès non autorisé. Leur exploitation est conforme aux licences associées et aux usages prédéfinis.
- l’optimisation de leur accessibilité : elles sont accessibles à tous les niveaux souhaités, de sa propre équipe au grand public en passant par ses partenaires.
- le renforcement de l'interopérabilité : il est largement conseillé de garantir l’interopérabilité de ses données dans le cadre de partages auprès d’autres structures externes, sur les plateformes open data (données ouvertes) et INSPIRE, etc.
- la conformité aux exigences réglementaires : open data, INSPIRE, RGPD (Loi 25 au Québec), etc.
Cependant, ces bénéfices ne suffisent parfois pas à motiver les équipes à se lancer dans un projet de gouvernance. Il est en effet difficile de mesurer la valeur réelle de ces actions.
Pourtant, dès son implémentation, les organismes constatent une réduction de leurs coûts et une optimisation de leurs ressources humaines et financières :
- Selon Gartner (2019), 30 % du temps total des organisations est en effet consacré à des tâches sans valeur ajoutée en raison de la mauvaise qualité et disponibilité des données (recherche, traitement, nettoyage, vérification…).
- Les entreprises américaines perdent à elles seules 3,1 trillions de dollars par an en raison de la mauvaise qualité des données (IBM, 2016).
Une meilleure gestion des données permet donc aux organisations d’optimiser leurs coûts et d’accroître leur efficacité. Elles sont également en mesure de prendre des décisions informées et plus qualitatives.
Comment structurer sa stratégie ?
Inventorier les données géographiques
Pour élaborer une stratégie efficace de gouvernance des données géographiques, commencez par inventorier l’ensemble de vos ressources disponibles (données, services…). Nous vous recommandons d’approfondir cette analyse en catégorisant vos jeux de données par format, domaine d’expertise, utilité métier, géométrie, couverture spatiale, etc. Cette approche vous permettra d’adopter un point de vue global sur votre patrimoine SIG et d’identifier d’éventuelles lacunes ou besoins spécifiques côté données.
Il faudra ensuite cataloguer ces données et évaluer leurs métadonnées (degré de complétion, mise à jour régulière, etc.).
Les métadonnées sont en effet de véritables “cartes d’identité” pour les données auxquelles elles sont associées. Elles permettent de les réutiliser et fournissent des renseignements clés pour leur compréhension : contexte de création, limites, utilisations préconisées, contacts des producteurs, licences, etc. Elles limitent les erreurs d’interprétation et les décisions erronées. De plus, dans un environnement où les équipes se renouvellent fréquemment, le transfert et la préservation de connaissances sont des enjeux à ne pas sous-estimer.
Devant l’ampleur de la tâche, vous pouvez prioriser la complétion des métadonnées que vos équipes exploitent au quotidien.
“Concentrez-vous sur le remplissage des fiches de métadonnées que vous allez être amené à utiliser.” Pierre MUCKENSTURM, Administrateur SIG (Communauté Urbaine du Grand Reims)
Assigner les rôles et responsabilités à chaque acteur clé
Une bonne gouvernance des données géographiques implique de définir précisément les rôles et les responsabilités de chaque intervenant tout au long du cycle de vie de la donnée.
Voici quelques rôles clés couramment attribués dans le cadre de projets de gouvernance des données, géographiques comme non-géographiques :
- Le responsable des données (Chief Data Officer) : est chargé d’accompagner le comité de gestion stratégique des données dans l’élaboration d’une stratégie de gouvernance des données et dans sa mise en place. Il supervise également les gestionnaires de données au quotidien.
- Le gestionnaire des données (Data Steward) : est responsable du contrôle de la qualité des données et du respect des normes et standards définis dans le cadre du projet de gouvernance.
- Le propriétaire des données (Data Owner) : est chargé de la collecte, du stockage, et de la garantie de la pertinence des données.
- Le conservateur des données (Data Custodian) : est souvent le professionnel du SIG ou de l’IT qui édite les données conformément aux normes et attentes internes. Il est chargé de la maintenance et de la mise à jour des données.
Formaliser les normes, standards et politiques à respecter
Ensuite, il est recommandé d’établir un cadre réglementaire et opérationnel qui oriente les choix stratégiques et structure les activités quotidiennes des équipes SIG. L’idée est d’amener les différentes personnes impliquées dans votre programme de gouvernance à adopter un comportement conforme aux objectifs établis.
Cette démarche se matérialise en général par la rédaction d’un ensemble de documents visant à garantir la qualité et l’uniformité des données géographiques et de leur métadonnées. Parmi les éléments à expliciter, on retrouve :
- les normes cartographiques à respecter,
- les normes de métadonnées (ISO 19115, ISO 19139, directive INSPIRE, différents profils des normes ISO, etc.),
- les standards (OGC WFS, OGC WMS, OGC API Maps, OGC API features, etc.),
- les directives sur l’ouverture des données (open data) et leur partage,
- la politique interne d’accès et d’utilisation des données,
- la politique interne de confidentialité des données.
Mettre en place des cas d’usage
La mise en œuvre de cas d'usage permet d’illustrer de manière tangible les avantages de la gouvernance des données géographiques. Sélectionner des exemples pertinents et représentatifs renforce la compréhension et favorise l'adhésion au projet au sein de l'organisation. Il est donc essentiel de réfléchir à une direction, un service ou une verticalité qui puisse illustrer votre stratégie de manière convaincante.
“La méthode qu'on a choisie pour mener à bien un projet de gouvernance s'accompagne d’un cas d’usage. On a en effet décidé de travailler avec la direction métier en se posant les questions suivantes : est-ce qu'elle serait représentative de ce qu'on voulait faire ? Est-ce que ce qu'on allait faire avec elle serait bien perçu par les autres directions, les autres métiers, serait compréhensible ? Est-ce que ça tiendrait dans un temps relativement court ?
Je pense qu'en se posant ce genre de questions, on évite pas mal de problèmes.” Pierre MUCKENSTURM, Administrateur SIG (Communauté Urbaine du Grand Reims)
Comme mentionné précédemment, les projets de gouvernance impliquent en effet un nombre important d’acteurs et touchent des services n’ayant pas pour habitude de travailler directement ensemble. De plus, certains collaborateurs peuvent éprouver une réticence face à la gouvernance en raison des défis et des ajustements qu'elle implique.
Dans ce contexte, le cas d'usage peut jouer un rôle déterminant : lorsque les utilisateurs finaux ont une expérience positive, ils deviennent les principaux défenseurs du projet, ralliant à leur cause d'autres acteurs connexes. Cette émulation entre services, directions, voire entre différentes organisations similaires, constitue un moyen efficace de promouvoir un projet commun d'une telle envergure.
Choisir des outils numériques dédiés
Pour les administrateurs et les utilisateurs des données, l’adoption d’outils numériques (logiciels, plateformes, scripts…) simplifiant la gestion et l’exploitation des ressources géographiques est essentielle.
En effet, ces outils vont faciliter le quotidien des administrateurs, qui seront confrontés à une charge de travail supplémentaire lors du déploiement d’un projet de gouvernance des données (recensement, contrôle de la qualité, mises à jour, travail de communication…). Certains logiciels et plateformes permettent d’automatiser les tâches répétitives et chronophages, comme la création d’un catalogue de données.
Il est probable que les avancées récentes, notamment en matière d’intelligence artificielle, fassent également gagner un temps précieux aux géomaticiens dans un futur proche, tout en enrichissant leur patrimoine existant :
“L'outil numérique va aider [...]. Sur la thématique du catalogage, et, plus largement, sur la connaissance du patrimoine et de l'actif, je crois beaucoup en l'automatisation et en une meilleure utilisation des techniques modernes, comme l'IA, [...] pour étendre le savoir-faire historique des géomaticiens sur la constitution d'un patrimoine [...] et pour avoir une meilleure connaissance descriptive et informationnelle du patrimoine data au sens large.” David JONGLEZ, Business Development Director (ESRI France).
Côté utilisateurs, l’enjeu d’une bonne gouvernance est de développer des outils et des services simplifiant l’accessibilité et l’exploitation des données, puisque comme le précise Pierre MUCKENSTURM, Administrateur SIG (Communauté Urbaine du Grand Reims) : “Ça ne sert pas à grand-chose de faire une métadonnée si on ne la distribue pas et si les gens ne l’utilisent pas.”
Ainsi, “L'outil ne fait pas tout, mais c'est vrai qu’il peut être facilitateur. [...] Le plugin QGIS d’Isogeo m'a facilité la vie, puisque maintenant [...], au même endroit, je vais chercher la donnée, je regarde la métadonnée, je vois la source, et je peux la télécharger pour réaliser ma carte.” Gaël SAMIER-TROALEN, Cartographe (CD94 Val de Marne).
Évaluer et améliorer sa stratégie de gouvernance grâce à des indicateurs de performance clés (KPIs)
Enfin, il ne faut pas oublier d’évaluer régulièrement les performances du projet de gouvernance, afin de garantir son efficacité et son alignement avec les objectifs de l’organisation. Cette analyse sur le long-terme permettra d’identifier facilement les forces et les faiblesses de votre stratégie et d’y apporter des améliorations.
En premier lieu, il est nécessaire de définir des indicateurs de performance clés (KPIs) pertinents, en collaboration avec la hiérarchie et l'ensemble des parties prenantes impliquées dans la gouvernance des données. Ces KPIs peuvent être à la fois quantitatifs et qualitatifs.
Les indicateurs de performance quantitatifs portent par exemple sur :
- le pourcentage de données documentées,
- le degré de complétude des métadonnées,
- le degré de respect des réglementations et des normes en vigueur,
- le nombre de fiches de métadonnées publiées en ligne,
- le nombre de référents données désignés dans l’organisation…
Nous vous recommandons cependant d’intégrer des indicateurs qualitatifs à vos KPI, comme le niveau de satisfaction des utilisateurs quant à la qualité de vos données, la réduction du nombre d’utilisations “erronées”, la montée en autonomie des utilisateurs, etc. Difficiles à mesurer, ces indicateurs doivent faire l’objet d’une véritable réflexion impliquant toutes les équipes concernées.
“Au-delà des indicateurs qu'on peut mesurer de façon finalement assez simple, ce qui permet de voir l'impact [de la gouvernance], c’est aussi de mesurer la réduction du nombre d’incidents [...]. Quand, dans un service, on vous demande de réaliser quelque chose, de faire une étude, une enquête, de produire une information, et que vous ne pouvez pas le faire, que vous n'avez pas saisi où est l'information ou que vous ne savez pas comment traiter la donnée que vous avez peut-être, il s’agit d’incidents. [...] Mesurer une bonne gouvernance, c'est justement s'assurer qu'on n'ait pas ces incidents, ou qu'on en ait le moins possible, et pas uniquement en se disant : j'ai partagé 500 données, c'est mieux que 400. Ça ne suffit pas. Il faut aussi voir l'importance de la proactivité qu'on a pu mettre en place pour réduire justement des “crises””. Jérôme DESBOEUFS, Data Engineer - Fondateur (Living Data)
La seconde partie de cet article est disponible : Maintenir le cap : Les défis à long terme de la gouvernance des données géographiques.